L'Œil d'Airain

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Bohèmes & cie

Par Marie Lesbats

« Bohèmes », Galeries nationales du Grand Palais,  jusqu’au 14 janvier 2013.

Une nouvelle saison artistique s’ouvre au Grand Palais et propose, en parallèle de la très attendue Edward Hopper, une exposition thématique intitulée « Bohèmes ». Le titre, au pluriel, laisse présager une certaine densité du propos.
Scindée en deux temps, cette présentation suggère d’abord un parcours sur les traces des bohémiens, puis un glissement de ce thème vers la vie d’artiste au XIXème siècle, autrement dit, la vie « de bohème ».

Conçue comme un long chemin, la première partie tend à explorer la définition – physique, contextuelle, culturelle… – du « bohémianisme ». Gitans, nomades, tsiganes…, sont ces peuples sans attache qui ont tôt-fait de fasciner nos regards occidentaux par leur apparente liberté de vie.

Un homme trompé par les tsiganes, réalisé vers 1493 par Léonard de Vinci, introduit une longue série de représentations du sujet. Cette encre virtuose cristallise déjà les éléments qui seront traités, des années durant, par les caravagesques, à l’image de La diseuse de bonne aventure de Georges de la Tour (1630). Les bohémiens sont alors montrés mystérieux et sensuels, figures insondables de l’obscurantisme. La petite bohémienne de Boccaccio Boccaccino, beau portrait énigmatique, exprime plutôt une femme nomade inspirée par l’image de la Vierge. Son turban oriental, sa peau et ses yeux clairs, évoquent la Belle Ferronnière de Léonard, alors que les couleurs choisies – le bleu, le blanc et le rouge – renvoient bien à l’image de Marie. Etrange et pertinent est donc ce rapprochement entre l’épisode biblique de la Fuite en Egypte et les camps de bohémiens, amenés à errer sur le chemins. Sur les cimaises, plusieurs toiles témoignent de ce lien, telle La Sainte Famille par George Lallemant à la fin du XVIème siècle, qui montre la Vierge portant la coiffe longue et plate typique des femmes tsiganes.

Évoquée sous le titre « La bohème galante », une section aborde l’intérêt que les Lumières portent aux bohémiens, s’opposant ainsi à la mystification grave des caravagesques. Jean-Jacques Rousseau participe à cette évolution dans la perception de ces peuples – il se dit lui-même errant et marginal –, alors que les peintres Boucher ou Watteau concourent à leur image joyeuse et théâtrale en les représentant dansant, le teint empourpré et vêtus de soies chatoyantes, instaurant ainsi une mode à la cour du XVIIIème siècle.

L’exposition se poursuit avec le rapport du bohémien au paysage. Tout naturellement, ces peuples des grands chemins battent le pavé et inscrivent dans leur sillage une note curieuse, tout à la fois fantasque et inquiétante. Le rapport privilégié à la nature révèle une nouvelle forme d’harmonie, que le graveur Jacques Callot, lui-même recueilli par une troupe de bohémiens lors de son voyage vers Rome, retranscrira dans ses carnets.

L’homme libre, sans attache, fascine d’abord les romantiques, qui s’attardent sur une description nouvelle, alors que les écrivains Théophile Gauthier puis Prosper Mérimée découvrent en Espagne les traditions d’un autre temps. En 1845, la nouvelle Carmen repousse bien des limites, et fixe l’esprit d’une époque moderne, où l’attraction pour l’orientalisme – vue chez Delacroix – démontre le besoin d’un dépaysement certain.

A l’image de la révolution industrielle, le peuple est en marche. Les artistes, en hérauts de la modernité, s’essaient à un mode de vie alternatif afin de s’affranchir d’une société inappropriée.

La seconde partie de l’exposition est conçue comme un parcours initiatique et pédagogique, qui plonge le visiteur dans l’univers du « peintre-indigent ». Oscillant entre romantisme désespéré et existence misérable, l’artiste, sous des airs libérés, apparaît comme le héros malheureux du XIXème siècle, désillusionné et suicidaire, à l’image du personnage Charleston d’Alfred de Vigny.

La muséographie se transforme alors en repaire de l’artiste. Entre la chambre aux murs délabrés, la reconstitution de l’atelier et celle de l’abris de fortune, la promenade ici menée tend à devenir « sensorielle ». Les œuvres exposées, attractives – retenir ici le célèbre Homme à la pipe de Courbet, les très éloquents poêles peints de Cézanne et Delacroix ou encore les fameuses illustrations d’Henri Murger, modèles de l’opéra La Bohème de Puccini – ne permettent pourtant pas de saisir la substance véritable de la trame. Une salle consacrée aux poètes Rimbaud et Verlaine, vient donner son sens à l’appellation « poètes maudits », qui influenceront une bonne partie du XXème siècle. Elles donnent aussi toute leur charge symbolique aux sublimes souliers usés de Van Gogh.

Naturalismes et réalismes se côtoient sur les murs des salles. Le café Momus, reconstitué, permet une pause agréable. Le visiteur, bien à son aise face aux grands miroirs et au zinc, est invité à consulter le catalogue de l’exposition tout en se délectant des toiles de maîtres. Toulouse-Lautrec, Von Dongen ou Edgar Degas – sa si triste Absinthe – font la part belle à la vie de bohème. Ces figures de proue de Montmartre ont donné pour toujours l’identité de ce quartier alors nouvellement rattaché à Paris.

Furtivement, Picasso apparaît, dans la palette fauve de ses débuts (Au Moulin Rouge), avant que le visiteur ne rebascule dans une réalité crue : celle du nazisme. Le dernier couloir présente les œuvres d’Otto Müller, artiste « dégénéré » des années 30… Une simple évocation, qui retentit comme la fin d’une illusion, celle de l’artiste qui, admiré pour sa liberté, reste pourtant contraint par l’Histoire. Fin aussi de l’exposition.

Pensée par le commissaire Sylvain Amic comme un voyage dans le mythe artistique de la bohème et élaborée conjointement par le metteur en scène Robert Carsen, cette exposition souffre malheureusement d’une trop grande densité pour ne pas perdre le visiteur.
Si le tout se veut ambitieux, le « spectacle » du scénographe renvoie parfois trop à une construction « didactique » où la forme finit par étouffer le fond.

Plusieurs thèmes, s’ils sont évoqués, ne permettent souvent pas de retracer les liens, de recomposer les filiations artistiques. Du bohémien, en passant par le poète, l’indigent ou l’artiste dégénéré ; de la route, à l’atelier, en passant par l’abris ou le café, force est de constater que ce programme est trop vaste ou, au choix, trop partiellement mené… Une seule exposition ne pouvait restituer l’ensemble des versants évoqués. Car après avoir tout lu, tout abordé, tout vu, le visiteur reste pourtant sur sa faim. Il regrette presque que certains aspects essentiels n’aient pas été sondés : par exemple, quelles sont les représentations des Roms, des nomades, dans la société d’aujourd’hui ?
Des questions phares, voire incontournables, qui auraient mérité, bien plus qu’une reconstitution, de vraies pistes de réflexions.

images :

Les roulottes, campement de bohémiens aux environs d’Arles, Van Gogh, 1888, Musée d’Orsay, Paris

Un homme trompé par des tsiganes, vers 1493, Léonard de Vinci, The Royal Collection, Londres

La petite bohémienne, Boccaccio Boccaccino, 1505, Galleria degli Uffizi, Florence

Homme à la pipe, Gustave Courbet, 1846, Musée Fabre , Montpellier

Coin de l’atelier, le poêle, 1825, Eugène Delacroix

L’absinthe, 1875, Edgar Degas, Musée d’Orsay, Paris

Gerhard Richter, maître de l’ana-chronos

Par Marie Lesbats

 « Gerhard Richter : Panorama », à la Tate Modern de Londres, jusqu’au 8 janvier 2012
 Puis : Neue Nationalgalerie, Berlin, 12 février 2012 – 13 mai 2012
Et : Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris, 6 juin 2012 – 24 septembre 2012


La Tate Modern ouvre la voie d’une grande rétrospective consacrée au géant de la peinture Gerhard Richter. Il vous reste seulement quelques jours pour venir savourer les toiles du maître à Londres, avant que celles-ci ne s’échappent pour Berlin – l’exposition ouvre ses portes le 12 février 2012 –, avant de rejoindre les cimaises du Centre Pompidou, en juin prochain…

« Faire naître » l’émotion

Né en Allemagne en 1932, Gerhard Richter suit les cours de l’Académie des Beaux-arts de Dresde. Très tôt, il utilise l’appareil photo pour son plaisir personnel, donnant ainsi la tonalité esthétique de toute son œuvre. La photographie de presse, ses clichés privés – surtout sa famille – et les travaux d’amateurs, deviennent les sources principales de son travail et sont d’ailleurs réunies en 1972 dans l’ouvrage Atlas.

Perturbé dans les années 60 par l’essor de l’abstraction qui rythme un courant qu’il peine à suivre – mené par Jackson Pollock et Lucio Fontana, auxquels Richter s’intéresse de près –, il tente de se frayer un chemin, d’affirmer sa sensibilité, entre toiles purement abstraites – sa série Colours – et retranscription d’une réalité quasi photographique.

Ces œuvres non-figuratives sont issues d’un travail singulier qui repose sur le principe double lecture – couleur, rythme – engageant la plupart du temps une réflexion qui sollicite l’imagination. Ainsi, chaque toile pourra, symboliquement ou sémantiquement, être interprétée personnellement par le spectateur, y compris ses Gris, monochromes réalisés dans les années 60 qui évoquent la Seconde Guerre mondiale.

Pour Richter, « les toiles abstraites mettent en évidence une méthode : ne pas avoir de sujet, ne pas calculer, mais développer, faire naître ». De fait, la suppression de la frontière entre l’abstrait et le figuratif passe par la retranscription de l’émotion. Ses différentes œuvres intitulées Abstract Paintings évoquent pour la plupart des paysages qui font jouer les résonances colorées. À la manière de Monet, qui scrute son bassin de Giverny pour peindre ses ultimes Nymphéas, Richter pense la peinture comme un compositeur ; il crée ses accords, mélange les textures – denses et onctueuses, précises et incisives (June, 1983) – afin de rétablir l’harmonie qui éclot dans notre œil.

Le temps de l’équivoque

Pensées comme des sentiments, le corpus abstrait de Richter forme donc un concept qui rejoint sa démarche figurative. Son Ema, Nude on a Staircase (1966), inspirée par le non moins fameux Nu descendant l’escalier de Marcel Duchamp (1912), crée d’emblée une rencontre entre le tableau et le regardeur. La frontalité de ce corps nu qui s’expose sans pudeur, son étrange déambulation, puis l’effet de contre-plongée, nous incitent à attendre, au bas de l’escalier, cette femme énigmatique. Est-elle somnambule ou fantôme ? Réalité ou invention de l’esprit ? Richter impose un style personnel qui sublime Ema dans la rencontre du vrai et de l’imaginaire.

Cette ambiguïté, Richter la cultive avec maestria. Sur les cimaises de la plus grande salle de l’exposition londonienne, se joue l’inlassable union entre l’espace réel et l’espace peint.

Le travail sur le mouvement est couplé d’une intemporalité rendue par une action suspendue, entraînant un effet à la fois irrationnel et bouleversant de vérité. Au cœur de l’exposition sont accrochées des peintures de grand format qui appartiennent au thème du paysage, souvent abordé par Richter. Trois grands tableaux juxtaposés présentent une série de trois nuages(Clouds, 1970), que l’artiste semble avoir littéralement décroché du ciel pour les suspendre ici, devant nos yeux. Assis là, devant ces morceaux de réalité, il reste à lire les images que ces cumulus façonnent, comme dans la vraie vie… Ici, une tête d’ours ? Là, un cheval au galop ? C’est à vous de voir… Car ces bouts de ciel bleu embrouillent notre rapport au monde, reforment une nouvelle matérialité. Celle de la toile, celle de la création. Les Abstract Paintings ou la série Cage (2006) soulèvent ce même thème de réalité suspendue. Usant à l’excès des explosions de couleurs (« Blow-up ») et de lumières étincelantes, maîtrisant la technique fameuse du « raclage » – celle-là même qui a fait la célébrité de Richter –, le peintre mêle l’intimité à la monumentalité et appelle le regardeur à s’immerger dans la matière.

Une fenêtre sur le monde

Les quelques sculptures exposées présentent une complémentarité au travail de peintre de Richter. Usant du verre, du miroir ou de l’objet chromé, l’artiste s’intéresse aux diverses formes de réflexion – lignes, lumières –, qui établissent une continuité entre l’œuvre et la nature, entre l’art et la vie.

Les toiles réalisées dans les années 1980 dénotent un regain de réalisme, mais cette fois imprégnées d’une sensibilité classique – voire romantique –, et pourtant toujours photographique. Pour Richter, la photographie est aussi un sujet principal, comme en témoignent ses magistrales Overpainted Photographs – malheureusement trop peu exposées – , qui transcendent des clichés du quotidien en véritables compositions plastiques.

Toute une série de tableaux aux motifs épurés rappelle la sobriété des vanités hollandaises du XVIIème siècle dans un camaïeu de gris, vert pâle et sable. Si Candle (1982) et Skull (1983) renvoient bien à ce sentiment de lent écoulement du temps, ses  paysages brumeux au format carré – Barn (1984) et Meadowland (1985) – ne sont pas moins évocateurs. Saisis dans une hallucinante réalité, ils appartiennent surtout à notre imaginaire collectif. Ils ne sont nulle part, et partout à la fois. Ils n’ont pas d’identité géographique précise. Richter renvoie là aussi à l’idée d’intemporalité, de fuite de l’instant, d’éternité. Et donc d’universalité.

Ses tableaux se métamorphosent en authentiques fenêtres ouvertes sur notre monde ; ils favorisent la contemplation et laissent l’esprit vagabonder.

En ce sens, le tableau Betty, peint en 1988, est un coup de maître. Issu d’une photographie faite dix ans plus tôt, ce portrait de grand format est une image puissante. Sur la toile, la fille du peintre, dont le buste et le visage sont tournés vers un « gris » réalisé par le père.

Par la chevelure pouponne et les vêtements gais de la jeune fille, Richter fait allusion à l’enfance, alors que l’obscur monochrome évoque plutôt les souvenirs d’une histoire ombrageuse, celle des années difficiles, celle de la guerre. Si la douceur de la lumière qui caresse la fillette laisse présager le meilleur, le visage de Betty est pourtant absent… Richter souhaite montrer ici l’exacte transition entre l’enfance et l’âge adulte. Le passé et l’avenir. La naissance et la mort.

Betty regarde pour l’instant derrière elle, mais elle va vite se mouvoir pour enfin dévoiler son visage au destin – ainsi qu’au spectateur. Une grande nostalgie émane de cette toile, faisant écho à chacun : aux jeunes générations, qui voient une époque révolue et perdue à jamais, et aux parents qui redoutent que leurs enfants ne grandissent et ne se détournent d’eux, inévitablement. Betty s’ajoute à la longue tradition des mystérieux portraits sans visages, tels que les ont peints Ingres (La Baigneuse de Valpinçon, 1808), Friedrich (Voyageur contemplant une mer de nuages, 1818), ou Dali (Femme à la fenêtre, 1925), mais elle s’inscrit également dans une réalité photographique et donc universelle. Betty fait naître un superbe paradoxe, véhiculant à la fois une grande valeur communicative et un profond mystère. Ce portrait est un authentique chef d’œuvre. Richter y peint la fresque de l’homme, de ses peurs, de son histoire.

Avec cette nouvelle grande rétrospective européenne, le visiteur peut contempler le travail de l’un des artistes les plus cohérents de la génération XXème-XXIème siècles. S’amusant des lumières et de la couleur, Richter apparaît surtout comme le maître de l’« ana-chronos », ou non-temps, qu’il définit justement par une méthode claire, où chaque toile se veut le prolongement du monde, comme un ensemble suprême où le commencement et la fin ne ferait qu’un.

« Gerhard Richter : Panorama» sur le site de la Tate Modern

Site Internet de Gerhard Richter

Images :

Skull, 1983, huile sur toile, Gerhard Richter Archive, Galerie Neue Meister, Dresde, Allemagne

Cage 1, 2006, huile sur toile, Tate, London, UK

Ema (Nude on a Staircase), 1966, huile sur toile, Museum Ludwig, Cologne, Allemagne

Cloud, 1970, huile sur toile, National Gallery of Canada, Ottawa, Ontario, Canada

Barn, 1984, huile sur toile, Collection particulière

Betty, 1988, huile sur toile, Saint Louis Art Museum, Saint-Louis, USA

L’autre monde de Diane Arbus

Par Marie Lesbats

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« Diane Arbus », au Jeu de Paume, du 18 octobre 2011 au 5 février 2012.

Cet automne, le Jeu de Paume présente dans ses galeries les œuvres de l’inclassable Diane Arbus, photographe américaine qui s’est consacrée à la représentation de l’homme et de ses différences.
Née à New York le 14 mars 1923, Diane Arbus réalise ses premières photos dans les années 40 et travaille en free-lance pour de nombreux journaux tels Esquire, Harper’s Bazar ou The London Sunday Times. Ces collaborations lui permettent de s’adonner à divers reportages photographiques. Elle découvre en 1962 la technique du Rolleiflex et adopte un peu plus tard le format 6×6. Avec les bordures du négatif laissées apparentes sur ses tirages et le système du close-up – gros plans serrés –, la jeune femme crée sa signature artistique. Grâce aux bourses Guggenheim qu’elle obtient à deux reprises dans les années 1960, elle est libre de sillonner les Etats-Unis pour retranscrire par l’image les « Rites, manières et coutumes de l’Amérique » ; dans ces clichés se mêlent diverses sources d’inspiration, qui ont pourtant en commun le plus classique des thèmes : la nature humaine. C’est là, qu’Arbus s’illustre.

À l’entrée de l’exposition, un panneau. Il est là pour donner une trame, les informations sommaires nécessaires à celui qui va « vivre une expérience ».
Une fois entré, le visiteur est livré à lui-même. Pas de signalétique, seulement les cartels. Pas non plus de présentation chronologique qui laisserait supposer une quelconque méthode, une logique de travail. Mais est-ce bien gênant… Ici, vous êtes dans le monde déluré et délirant de Diane Arbus. Et cette présentation épurée, brutale, vous impose un face à face avec le sujet photographié, une fenêtre béante sur son univers personnel.

« J’aimerais photographier tout le monde »
Ces mots de Diane Arbus dépeignent son désir d’exhaustivité dans la recherche de l’individu.
Quelques clichés témoignent néanmoins, au début de sa carrière, de l’intérêt qu’elle donne à des thèmes plus classiques. Elle emprunte une lumière vue chez les pictorialistes – Au château à Disneyland, 1962 –, notamment chez Alfred Stieglitz, qu’elle rencontre dans les années 1940. Peu à peu, elle développe un regard frontal et structure ses compositions. Elle regarde Paul Strand, se penche sur les rues d’Eugène Atget.
Rapidement, et naturellement, elle se tourne vers l’homme, plutôt que sur son environnement. Dès ses photographies publiées dans Esquire en 1960 sous le titre « The Vertical Journey » (Le voyage vertical), elle surprend, parmi les « choses banales », des individus étonnants qui pourraient directement sortir des contes de fées. Cette perception très personnelle, ce lien presque secret qui lie le modèle au photographe, engendre une production saisissante, où le spectateur comprend, en filigrane, le plein investissement de l’artiste. Comme dans un rêve, se côtoient sur les cimaises du Jeu de Paume ses Amis lilliputiens russes dans un salon de la 100e rue à New York, Un albinos avaleur de sabre, Un homme tatoué, ou encore Un géant juif chez lui avec ses parents dans le Bronx… Fascinée par le «bizarre », Arbus dirige son objectif sur les êtres différents, qu’ils le soient par choix ou par obligation. Les sujets tabous l’inspirent. La veuve richissime dans sa chambre à coucher placardée d’objets kitch, l’intéresse tout autant que la femme au foyer portoricaine, assise sur son lit, lasse et désenchantée. Regarder cette diversité de si près, d’un œil si inquisiteur, soulève la dimension anthropologique de l’art d’Arbus. Une « anthropométrie » moderne, à même le corps et l’âme. Une philosophie en quête d’excentrisme où les limites sont sans cesses repoussées.

Arbus à la frontière
La question de la « frontière » est précisément l’un de caractères dominants du travail de Diane Arbus. Les limites entre enfance et monde adulte, entre femme et homme, entre « normalité » et déviance… « L’appareil photo est une sorte de passeport ».
Curieuse, insatiable, elle impose son regard sur les populations marginales. Inspirée dans cette entreprise par l’enseignement de Lisette Model qui sait elle aussi scruter la diversité humaine, la jeune femme aime l’être humain dans tous ses états.
En arpentant les chemins de Central Park, elle shoote par exemple les passants, gravant dans le négatif les particularités que tous, nous leur trouvons. D’Un homme très maigre, à l’Enfant avec une grenade en plastique, l’artiste retient une image significative, dotée d’une puissance symbolique. Diane Arbus s’immisce aussi dans le quotidien des travestis, des prostituées ou des toxicomanes, pour donner son témoignage.
En 1965, elle se rend dans le camp de nudistes de Sunnyrest, en Pennsylvanie. Attachée à cette idée qu’il faut s’immerger dans un univers pour en saisir l’essence, elle décide de vivre l’expérience jusqu’au bout, de se déshabiller elle-même, gardant son appareil au cou, pour approcher le cœur de cette population remarquable.
Pour elle, l’appareil photo est l’outil magique qui permet de transcender le sujet : s’il est intéressant dans la vie, il en deviendra plus fascinant, plus authentique. Si l’on se penche sur un Retraité et sa femme chez eux un matin dans un camp de nudistes, il est amusant de se mettre à la place de la photographe… Assise sur une chaise en face du couple nu, elle dissèque leur quotidien. Entre l’aisance et le ridicule, ils sourient, un peu figés, fiers et contraints. La lumière très douce donne une atmosphère suspendue ; il demeure ici un caractère familier, voire banal. Pourtant, la nudité des personnages, le tableau de pin-up – elle aussi nue – suspendu au mur, les pantoufles trop présentes de l’homme, rendent la scène absurde. Cette sensation de grotesque perçue dans la vie courante est un caractère fréquent chez Diane Arbus. Avec ironie, elle immortalise un Arbre de Noël dans un salon à Levittown (1963), écrasé par le plafond, surchargé de décorations et de cadeaux, au milieu d’un salon vide. Si Noël est une fête, ce sapin a l’air bien triste.

Diane Arbus ne se contente toutefois pas de l’insolite ; elle tient aussi à confronter le public à ses portraits photographiés, en abolissant littéralement les frontières. Elle joue avec les apparences, construit une intimité pour recréer une identité sincère. Ainsi, lorsque l’on s’arrête un instant devant cet Enfant en pleurs du New Jersey, un sentiment d’empathie nous envahit. Le gros plan sur le visage du petit, les grosses larmes qui roulent sur ses joues, son regard perdu dans le désarroi… Cet enfant est là, devant nous. Alors, il ne vient qu’une seule idée : le consoler.
Le spectateur se crée ainsi sa propre histoire, une rencontre, souvent forte.
Ici, l’excentricité d’une Femme au masque en forme d’oiseau. Là, les célébrissimes Jumelles identiques, prêtes à vous décrocher un sourire… Toutes ces femmes ou tous ces hommes ont en commun de fixer l’objectif. Ils nous regardent, partagent un moment de leur vie. Diane Arbus a bien compris que « beaucoup de gens tiennent à ce qu’on s’intéresse à eux »…


Dépasser l’image
Au-delà des poncifs, Diane Arbus s’attache surtout au réel. Elle donne à voir le sujet brut, soulève de son flash l’essentiel, sans tuer l’âme. Sa Fille à la casquette, les cheveux déployés sur le buste, fixe intensément l’appareil. Elle semble appartenir à un autre temps, mener une marche vers une ère nouvelle. L’image en devient quasi- allégorique.
Grâce à la pureté de la composition et à la frontalité, aucune échappatoire n’est possible, ni pour le modèle, ni pour le spectateur. Arbus jette à la face du spectateur ce qu’il cherche à voir, ou ce qu’il cherche à éviter. Il convient là de regarder la différence en face, de se confronter à elle, avec courage, pour mieux la capter. Dès 1968, Arbus demande l’autorisation de photographier dans les prisons, les maisons de retraite ou les hôpitaux. Sa série « Sans titre », scelle justement la rencontre entre l’étrange – au sens d’étranger, difficile d’accès – et le fascinant. Ces portraits d’handicapés, photographiés dans le parc de l’hôpital, sont lumineux. Installés à part dans l’exposition, dans une rotonde, ils montrent la vérité de l’isolement. Ils peuvent être troublants, mais renvoient à de véritables instants de bonheur et de complicité, à une certaine forme de liberté. Avec tout le paradoxe que cela comporte, il pourrait même s’agir des portraits les plus gais, les plus positifs, de cette rétrospective.

En 1971, Diane Arbus se donne la mort dans son appartement de Westbeth, à New York. Son œuvre, aussi décalée qu’intuitive, eut surtout un succès posthume. Plusieurs expositions se succèdent aux Etats-Unis, entre 1972 et 1975. Son influence et sa notoriété ne cessent de s’accroître.
L’exposition du Jeu de Paume, où sont accrochées plus de 200 photos, permet une totale immersion dans un travail aussi enveloppant qu’éprouvant. Conçue de telle sorte à oublier la scénographie, elle met l’accent sur la puissance sémantique. Si certains visiteurs sont décontenancés par l’absence d’explication, ils trouveront leurs réponses dans le dernier espace de l’exposition, où sont rassemblés les éléments biographiques de Diane Arbus. On pourrait aussi regretter que certains tirages aient subi les affres de l’humidité… Mais l’essentiel est là, préservé, incisif. La force d’Arbus tient à cette inébranlable faculté à établir un lien entre le regardeur et ses modèles. Audacieuses, ses photographies défient le temps et déjouent toutes les règles, laissant une empreinte majeure dans l’histoire des représentations. A coups de « binettes » déprimées, de regards en souffrance, de postures marquées par la vie ou de quêtes identitaires, Arbus nous enseigne la justesse et l’humilité… Elle dit pourtant qu’elle « s’accommode de la maladresse ». Elle dit aussi « que presque chaque jour, surgit un émerveillement ».

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« Diane Arbus » sur le site du Jeu de Paume

Images :

Homme tatoué dans une fête foraine, Maryland, 1970

–  Diane Arbus par Stephen Frank pendant un cours à la Rhode Island School of Design, 1970

Retraité et sa femme chez eux un matin dans un camp de nudistes, New Jersey, 1963

Arbre de Noël dans un salon à Levittown, Long Island, 1963

Un enfant en pleurs, New Jersey, 1967

Sans titre (6), 1970-1971

L’art griffé Stein

Par Marie Lesbats

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« Cézanne, Matisse, Picasso… L’aventure des Stein » , au Grand Palais à Paris / 5 octobre 2011 – 16 janvier 2012


Si elle campe une place remarquable dans le milieu artistique du début du XXème siècle, l’histoire de la famille Stein n’est pourtant pas si connue du grand public.
Les quatre américains sont pourtant ceux qui, les premiers, ont cru en une veine moderne que beaucoup méprisaient alors. Visionnaires, ils ont été touchés par la plupart des sensibilités des futurs grands noms en peinture et ont ainsi rassemblé un ensemble de chef-d’œuvres extraordinaire, qui symbolise les avancées artistiques de toute une génération.
Afin de restituer leur histoire, le Grand Palais accueille la seconde étape d’un grand projet franco-américain et met à l’honneur « Matisse, Cézanne, Picasso… L’aventure des Stein », orchestrée par la commissaire Cécile Debray.

« Four Americans in Paris »

Leo et Gertrude

Leo Stein (1872-1947) est le premier à se rendre en Europe, dès 1902. Il souhaite parfaire sa formation artistique et gagne quelque temps l’Italie, où il s’imprègne d’abord, d’une philosophie classique, puis des préceptes impressionnistes, grâce auxquels il accède à Cézanne. A son arrivée en France, il s’installe dans une maison-atelier au numéro 27 de la rue de Fleurus, où son inséparable cadette Gertrude (1874-1946) le rejoint l’année suivante.
Dès lors, son goût s’oriente vers la libération de la forme pure. Commencent les premiers achats qui se composent de toiles de Cézanne, Manet, Renoir ou Degas. La première salle de l’exposition ouvre donc sur cet échantillon impressionniste où les formes sont déjà libérées et simplifiées, échappant au carcan classique.
Au Salon d’automne de 1905, l’attention de Leo est portée sur La femme au chapeau, de Matisse. Cette toile est une palette ; une  étonnante éclaboussure de couleurs, qui marque un véritable cap dans l’histoire de la peinture et joue le rôle d’un détonateur chez Leo Stein. Il voit dès lors ses choix se porter sur des œuvres plus intenses, faisant sortir ces « Fauves » de leur cage et l’éloignant un temps de ses préoccupations antérieures.

Sa sœur Gertrude s’entiche des mêmes auteurs et soutient auprès de Leo l’exacerbation des couleurs issue du post-impressionnisme, qui ne renonce pourtant pas systématiquement aux sujets classiques, comme le démontre la séquence consacrée à la représentation du nu. Dans ces salles aux cimaises blanches se côtoient volontiers la Mère au corsage noir, de Maurice Denis et La Sieste de Pierre Bonnard ou encore Tournesols sur un fauteuil (1901) par Gauguin.
Le Nu bleu : souvenir de Briska (1907) peint par Matisse offre un corps littéralement sculpté dans la couleur, alors que le Meneur de cheval nu (1905-1906) de Picasso reste frontal et hiératique. La confrontation des deux maîtres absolus, Matisse et Picasso, au sein d’une même salle, replace le spectateur dans un moment charnière de l’histoire de l’art : Matisse s’était affranchi des dogmes classiques, alors que le jeune Picasso, empreint de doutes, s’accrochait encore à ses pairs…

Michael et Sarah

Michael (1865-1938), le frère aîné, et sa femme Sarah (1870-1953) s’installent à Paris en 1904, au 58 rue Madame, à deux pas de la rue de Fleurus.
Venu de San Francisco, le couple, sous l’influence de Leo, développe une sensibilité à la peinture et une forte intuition pour le regard original de Matisse. Tous deux deviennent vite proches du peintre, qu’ils soutiennent inlassablement en lui achetant de nombreuse toiles comme Femme en kimono (vers 1906), Luxe I (1907), Intérieur aux aubergines (1912), ou plus tardivement Le thé dans le jardin (1919)… .
Sur les conseils de Sarah, Matisse ouvre en 1908 une Académie, où il peut à loisirs expliquer sa conception de l’art et former des élèves en insistant sur des préceptes personnels, qui mêlent formation académique et expression libérée de la couleur, notamment fondée sur l’équivalence musicale. Considérés dans l’exposition comme les véritables « matissiens », le duo impose un réel engouement et crée une collection complète, exposée en partie à Berlin, à la galerie Gurlitt, en 1914. Ce voyage des Matisse engendrera malheureusement le démantèlement de ce fantastique ensemble, confisqué par les Allemands au moment de la guerre. A leur retour à San Francisco, en 1935, Sarah et Michael emmènent pourtant quelques unes de leurs toiles de l’autre côté de l’océan, marquant l’entrée de Matisse dans les collections internationales.

Une famille au service de l’art

De fait, les Stein incarnent presque à eux seuls un renouveau de la scène artistique parisienne au tournant du siècle. Modernisant d’une certaine manière les « salons » littéraires, ils accueillent dans leurs appartements – aussi bien rue de Fleurus que rue Madame – des personnalités de l’époque. Des peintres, mais aussi des poètes ou des photographes – Apollinaire, Max Ernst, Edward Steichen… – forment autour des collectionneurs une société effervescente et curieuse. Cette joyeuse compagnie, formée d’admirateurs et de détracteurs, se montre avide de disserter sur les dernières toiles accrochées aux murs des intérieurs, étale une voracité de débats et de danses. Dans son livre Paris est une fête, Hemingway écrit : «On eût dit l’une des meilleures salles dans le plus beau musée, sauf qu’il y avait une grande cheminée et que la pièce était chaude et confortable ».
Une vidéo et des clichés présentés dans l’exposition permettent de ressentir l’atmosphère de ces réceptions informelles, ces « samedis soirs » fusionnent différentes cultures et toutes classes sociales. Ces visiteurs commentent et écoutent les exposés passionnés de Leo, puis font circuler les rumeurs dans le tout Paris. Les quatre Stein brassent la bohème artistique et imposent leur goût unique, celui qui fait parler d’eux et, inévitablement, des artistes qu’ils exposent – le travail de Picasso n’est d’ailleurs visible nulle part, si ce n’est chez les Stein. Jusque dans les années 1910, ils sont et font l’avant-garde.

L’incontournable Gertrude Stein

Avec l’arrivée d’Alice Toklas, la compagne de Gertrude, au 27 rue de Fleurus, Leo s’évince peu à peu, préférant aux déstructurations cubistes les harmonies colorées de Renoir. Gertrude développe alors un salon plus exclusif, recentré sur ses propres écrits et sur la figure centrale de Picasso. Les deux créateurs nouent notamment leur amitié autour d’une concordance qui s’établit entre les textes de Gertrude, acérés, répétitifs, et le premier cubisme du peintre, incarné par le portrait de Gertrude Stein (1906) qui est présenté au cœur même de l’exposition. Ici, la justesse de personnification souligne la puissance de Gertrude, sa force quasi masculine et son implacable détermination à défendre l’art. Rapprochée à juste titre du Monsieur Bertin d’Ingres, elle pose, solidement assise sur un sofa, dans une position qui évoque une intense conversation ou une sérieuse réflexion. Picasso représente son alter-ego ; il joue de son audace de matador pour traduire sa pensée : « elle finira par lui ressembler ». Le visage ressemble déjà à un masque et trahit les débuts cubistes de Picasso. Cet imposant portrait – au même titre que Nu à la serviette –, constitue l’une des œuvres qui forment la genèse des Demoiselles d’Avignon, manifeste du Cubisme, achevé en 1907.
Si le rôle de Gertrude Stein dans la carrière de Picasso est indiscutable, celle-ci s’affranchit peu à peu du peintre lorsque sa cote augmente. Elle se tourne alors vers des peintres moins connus, qualifiés de « néo-romantiques », qu’elle soutient à Paris, mais également sur le territoire américain. Les toiles de Francis Rose, Balthus ou Picabia sont ainsi présentés dans les dernières salles de l’exposition, survolant sommairement la période où Gertrude regagne l’Amérique pour partager l’expérience vécue en Europe.

Une compilation majeure dans l’histoire de l’art et des collections

Cette présentation du Grand Palais, grandiose par sa taille et sa qualité, s’inscrit en réalité dans une certaine « tradition ». Les Stein ont régulièrement fait l’objet d’exhibition dans de grands musées, à commencer par le Museum of Modern Art de New-York, dès 1968, avec ce titre fameux : « Four Americans in Paris ».
C’est au Grand Palais, lors du Salon d’automne de 1905, que Leo Stein vit pour la première fois La femme au chapeau de Matisse. Aujourd’hui, ce lieu offre une scénographie d’une grande clarté, qui joue sur le rythme de la monographie et du déroulement des grands peintres modernes sur les cimaises blanches, alors que les synthèses historiques et documentaires sont matérialisées par de petits volumes colorés, des « boîtes à histoires ».
Au-delà d’une véritable ode à la famille Stein, l’exposition est un écrin à une formidable série d’œuvres. Sur les cimaises se côtoient les plus grands artistes du XXème siècle, dont on découvre la relative instantanéité du succès. Picasso, Matisse et les autres doivent, sinon à leur génie, leur grande renommée à des personnalités adjacentes, qui ont cru en leur regard avant-gardiste, en leur capacité à changer le cours de l’art et de son marché. Dans cette entreprise, les quatre Stein ont brillé. A la progression de ces salles, il est impossible de ne pas penser à l’abondance de créativité, à l’audace de ces artistes, à l’engagement de ces adorateurs de l’art. Des collectionneurs venus du bout du monde qui ont trouvé en France l’autre facette, l’évidence que les européens étaient incapables de regarder en face, la voyant de trop près. Plus tard dans le siècle, les préoccupations du IIIème Reich vont même jusqu’à inventer l’expression d’ « Art dégénéré » pour qualifier les peintres modernes…
Gertrude Stein, quant à elle, résume ainsi le rapport des européens à l’art moderne :«Leur plaisir serait tellement plus fort s’ils aimaient ce qui est créé au moment où c’est créé plutôt que quand c’est devenu classique. »
« L’aventure des Stein » est un titre bien trouvé. L’édification de leur collection est une épopée. Mieux, une promesse. Elle est le révélateur d’une sensibilité, l’éclosion d’une ère. Elle est leur « griffe ». Celle de la couleur exacerbée, celle de la forme libérée.

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L’aventure des Stein sur le site du Grand Palais

Images :

Nu bleu, souvenir de Biskra, Matisse, 1907, huile sur toile, The Baltimore Museum of Art
La femme au chapeau, Matisse, 1905, huile sur toile, San Francisco Museum of Modern Art
Gertrude Stein et Alice Toklas, 27 rue de Fleurus, Man Ray, 1921, Collection du Centre Pompidou, Musée national d’art moderne
Gertrude Stein, Picasso, 1906, huile sur toile, New York, The Metropolitan Museum of Art

Munch l’obstiné

Par Marie Lesbats

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« Edvard Munch, L’Oeil moderne », au Centre Pompidou à Paris / 21 septembre 2011 – 9 janvier 2012.

Souvent associé à un post-expressionnisme teinté de symbolisme, auteur du chef d’œuvre Le cri, le scandinave Edvard Munch (1863-1944) a couramment abordé les thèmes de l’angoisse, du confinement et de l’obsession. Selon la thèse menée rondement par les commissaires de l’exposition du Centre Pompidou – Angela Lampe et Clément Chéroux – ,il semblerait pourtant que le peintre, s’il a su ingéré la leçon de ses pairs, s’est aussi rendu curieux des innovations de son temps, par le prisme d’inspirations variées. S’intéressant tour à tour à la jeune reproductibilité des œuvres, aux expérimentations de la photographie ou du cinéma, et à une conception tout à fait personnelle de l’art, son regard permettrait donc d’entrer de pied ferme dans l’art du XXème siècle et ferait de lui l’un des hérauts de la modernité.

« Reproduire »

D’emblée, l’exposition donne le ton.

Les  deux premières salles montrent, dans deux volumes jumeaux, une même série de toiles. Cernées à deux reprises des mêmes œuvres, « œuvres variantes », copiées ou réutilisées, nous perdons quelque peu nos repères. Le premier sujet abordé par les commissaires est donc celui de la reproductibilité de l’art.

Rendu célèbre par la photographie, puis manié au XXème siècle par de remarquables artistes – d’Auguste Rodin à Andy Warhol – le remploi en art est symptomatique d’un désir d’aboutissement et d’épuisement quasi-total  du motif. Il s’agit de transcender l’œuvre en lui associant une scène, un élément ou un groupe de personnages déjà existants, mais présentés de manière diamétralement différente. Le motif devient alors inépuisable : le choix du trait ou de l’aplat, de l’huile ou de la gravure, de l’ombre ou de la lumière, vont transformer celui-ci pour lui donner un nouveau visage.
Il est nécessaire ici de prendre un temps pour réaliser que la seconde salle est un copier/coller de la première. Les œuvres existent par elles-mêmes ; si elles sont issues d’une même source, elles apparaissent composites. La première version de Vampire (1893-1894), montrée dans la première salle, présente une jeune femme mordant le cou de son compagnon. Tapis dans l’ombre, les amants vivent un moment intime, entre douleur et érotisme, enveloppés dans une sorte de cocon chaud et profond. Dans la seconde salle, le même duo est cette fois placé dans un paysage arboré ; ce changement de décor n’engendre pas le même sentiment, puisqu’il est ici teinté de couleurs vives, à la saveur nabie, ouvrant les voies de l’espérance et de l’expérience symboliste. Les Jeunes filles sur le pont ou encore L’enfant malade font aussi partie de ces toiles systématiquement retravaillées par l’artiste, parfois à plusieurs années d’écart. Munch s’inspire de lui-même ; il a besoin de ses propres tableaux pour se créer son univers artistique, allant parfois jusqu’à essayer le même motif sur tous les médiums, du dessin à la gravure, en passant par la sculpture et la photographie (salle « Compulsion »).

« Graver »

Nous pénétrons ensuite dans une rotonde semi éclairée, dont les cimaises supportent une série de photographies au format carré, réalisées par Munch lui-même. Ces petits tirages permettent de comprendre le regard d’un homme en recherche permanente, qui met en scène ses tableaux, les recadre grâce à l’objectif, reforme des compositions dans lesquelles lui-même peut s’inscrire. Finalement, la photographie permet de réutiliser une nouvelle fois ses toiles. Il les réinsère dans un nouveau médium pour leur donner une forme distincte. Mais la photographie est surtout pour lui une manière d’affirmer son statut d’artiste. Systématisant l’autoportrait en peinture, il a aussi recours à cet outil photographique pour exister au regard de tous (deuxième rotonde). Comme un adolescent multiplierait aujourd’hui les prises de vue faites à la webcam, Munch réalise une succession d’autoportraits, où il se présente le plus souvent de profil, comme pour laisser une trace réelle,  gravée chimiquement dans le papier. Ces clichés sont plutôt emprunts de surréalisme ; ils dénotent un profond intérêt pour le jeu du hasard et pour l’auto-mise en scène.

Dans son Autoportrait avec un chapeau, l’artiste a le visage haut, le menton saillant. Tourné vers la lumière, il défit le monde, comme l’aurait fait Rembrandt, deux siècles plus tôt.

« Observer »

Car s’il est moderne, comment ne pas évoquer le poids de ces influences passées. Celles-ci le cernent. Dans une autre salle, nous découvrons La table d’opération, qui vient citer une fois encore ledit Rembrandt (et sa Leçon d’anatomie du docteur Tulp). Simplement, ici, Munch utilise une perspective bien spéciale, issue de ses observations du tout jeune cinématographe. Sensible aux  solutions qu’il entraîne, le cinéma devient une source précieuse qui génère une métamorphose du regard du peintre. Peu à peu, le mouvement prend une place importante. Plus souvent, le spectateur est invité à pénétrer dans la scène peinte. Le tronc jaune (1911-1912) propose par exemple une vision en trois dimensions, alors que le tableau Travailleurs rentrant chez eux (1913-1915) abolit l’effet de distance qui règne habituellement entre la toile et celui qui la contemple. Ici, nous sommes immergés dans la marche de ces hommes usés, nous sommes entraînés vers leur âge nouveau.

Edvard Munch est aussi, autour de 1900, très lié à l’univers du théâtre. Collaborant avec divers metteurs en scène, tel Max Reinhardt, et inspiré par les idées d’August Strindberg, il va s’illustrer dans une manière frontale qui donne à ses sujets une présence imposante, inaccessible, troublée et vouée à une incurable introspection. Dans ses mises en scène, les personnages  semblent contraints. Ils sont bloqués dans un décor trop étroit qui crée une oppression accentuée par l’abondance colorée, presque écœurante. Dans la toile A la douce jeune fille (1907), il n’y a aucun élément rassurant auquel se rattacher. La confrontation des deux personnages – l’innocence de la jeune femme dépoitraillée face au masque enflammé du vice – semble se faire l’écho de cette table qui les sépare, où chaque objet est en total déséquilibre – ici, il serait aisé de citer les fameuses oranges de Cézanne.

« Signer »

Au terme du parcours, le visiteur pénètre dans la salle intitulée « Le regard retourné ». Titre évocateur, qui insiste encore sur le caractère « bancale » d’un artiste obstiné, qui ne s’épuise jamais dans la création.

Dans la salle du fond sont d’ailleurs présentés d’insolites dessins et peintures, conçues par Munch alors qu’il souffrait d’une hémorragie oculaire. Son œil malade devient alors obsession, prétexte à imaginer toutes sortes d’hybrides, couchés sur le papier avec une réelle force surréaliste. L’artiste tient ici à faire partager son isolement, à montrer, formellement, ce que sa maladie lui fait voir.

Enfin, dans le dernier espace, sont exhibés une admirable série d’autoportraits peints de Munch. Les phases de doute, mais aussi les moments de certitude, les angoisses et les espoirs, sont ici palpables. Munch se croque, inlassablement, de son « chez lui » à sa chambre d’hôpital. Dans Autoportrait à la grippe espagnole, l’homme est encore jeune, sûr de lui, planté dans son fauteuil tel un roi sur son trône. Autoportrait, errance nocturne (1923-1924), dévoile au contraire le visage d’un être perdu, cadavérique, sorti tout droit d’un cauchemar.

L’Autoportrait. Entre horloge et lit (1940-1943) reprend la formule de « boîte » qui cantonne la scène en un espace restreint. Un hommage à Matisse pourrait y être rendu, mais sans la fenêtre, qui serait une respiration dans cette pièce trop pleine, surchargée de tableaux, bariolée d’un couvre-lit rouge et noir. L’artiste, planté là, regarde en face. Autrement dit, il nous regarde. Mais point d’œil ici, seulement deux globes oculaires, masses sombres et inquiétantes, qui laissent passer les angoisses d’un homme âgé, déchu. L’artiste est à la veille de sa mort. L’horloge n’a pas d’aiguille. Le temps n’est déjà plus compté.

Entre toutes ces représentations – portraits peints ou photographiés, mondes cloisonnés ou scènes extérieures –, il n’y a qu’un pas. Et une seule ligne de conduite : une authentique obstination. Ces figures multiples de l’artiste ne font qu’explorer les mille facettes d’une existence passionnée, dévouée pleinement à l’art.

En ce point, l’exposition du Centre Pompidou aurait pu aller encore plus loin.
Par sa démarche singulière, justement désinhibée de toute méthode figée, et par une absolue liberté d’expression, Edvard Munch démontre une grande indépendance.
Rechignant à se dessaisir de ses œuvres qu’il aimait au-delà de tout, il n’hésitait pas à gonfler ses prix pour faire fuir les acheteurs. Il avait besoin de rester proche de ses toiles, de ce monde qu’il avait lui-même créé, pour s’insuffler de nouveaux projets. En ce sens, au-delà d’un moderne, il était peut-être même de la trempe des visionnaires. Munch aimait à exposer ses toiles à ciel ouvert, sur les murs de sa maison de campagne en Norvège, alors que la neige et le soleil formaient l’écrin parfait à la plus étincelante des expositions (Une visite à Edvard Munch, Curt Glaser, 1927).
Il ne le faisait pas pour la gloire. Il le faisait pour lui seul. Ou pour le visiteur qui, par chance, passait par là.

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Munch, l’Oeil moderne sur le site du Centre Pompidou

Images :

Autoportrait « à la Marat », clinique du Dr Jacobson, Copenhague, 1908-1909 – épreuve gélatino-argentique, Munch Museum, Oslo
Vampire, 1893-1894, huile sur toile, Munch Museum, Oslo
Vampire dans la forêt, 1916-1918, Munch Museum, Oslo
Autoportrait au chapeau, 1930, épreuvre gélatino-argentique, Munch Museum, Oslo
Travailleurs rentrant chez eux, 1913-1914, huile sur toile, Munch Museum, Oslo
A la douce jeune fille, 1907, huile sur toile, Munch Museum
Autoportrait. Entre l’horloge et le lit, 1940-1943, huile sur toile, Munch Museum